Entretien avec Michel Rossigneux

Depuis les années 1960, tu pratiques la peinture et la sculpture comme activité principale. As-tu une philosophie de travail ?

« Travail » est un mot que j’aime dans la mesure où il ne m’est pas imposé, où je l’ai  choisi. L’art, sa « fabrication » est un véritable travail manuel ramenant l’artiste à un peu plus de modestie, ce qui souvent n’est pas un mal. C’est aussi un terrain de découverte, d’invention, de créativité au service de l’oeuvre en cours. J’ai toujours travaillé dans mon atelier sans compter le temps. Aujourd’hui vieux, bien sûr un peu moins. Mais tout de même, je suis tous les jours à pied d’oeuvre.

Comment en es-tu venu à la peinture ?

Cela s’est fait depuis mon enfance, comme automatiquement, sans aucune volonté de ma part. Pendant de longues années, je n’ai pas vu grand chose question peinture. À l’époque, au fond de ma Bourgogne natale, durant la guerre et l’occupation, nous étions assez isolés. Il y avait bien au Musée de la ville d’ Autun, quelques « envois de Rome » parfaitement académiques, et cela était bien loin de me satisfaire. Je me disais qu’il devait bien y avoir d’autres manières de peindre. Je n’avais pas vu, même en photo, de Picasso, de Braque, de Matisse, et autres. Pas plus que de Courbet (pourtant aujourd’hui un de mes préférés) ou d’impressionnistes. La seule véritable manifestation de l’art que je rencontrais presque quotidiennement, c’était l’ Eve d’Autun et le tympan de la cathédrale Saint Lazare de Gislebertus : Gislebertus hoc fécit*. Ce « hoc fécit »  renvoie d’ailleurs à ce que je t’ai répondu concernant le travail. Je savais que cette oeuvre remontait au XI ème siècle mais elle me semblait hors du temps, au delà des limites étroites du temps par sa profondeur et par ce que cela faisait chaque fois palpiter en moi. J’avais une dizaine d’années alors, mais je savais que cette Eve, ma première femme nue, avec son air de ne pas y toucher (tout l’humour du roman Bourguignon) et sa beauté charnelle était de l’art comme je le rêvais.

En fait, ma première découverte de la peinture se fit vers mes 12/13 ans. Il y avait près du lycée une librairie où la libraire nous installait des chaises afin que nous puissions lire tranquilles ce que nous avions tiré de ses rayons. Un jour, absolument par hasard – aujourd’hui, je sais très bien que le hasard n’existe pas et que ma main était guidée – j’ai sorti un livre d’Henri Perruchot : « Gauguin, sa vie ardente et misérable ». J’ignorais bien sûr, totalement l’oeuvre et même le nom de Gauguin. Dès les premières pages feuilletées, la vue des photos pourtant en noir et blanc, me laissèrent totalement tourneboulé, j’avais l’impression que le monde basculait cul par dessus tête. Enfin, je l’avais entre les mains la preuve qu’il existait bien d’autres façons de peindre que les Prix de Rome. J’étais fou d’enthousiasme, d’exaltation, de ferveur. Je me mis alors à peindre mes premières peintures à l’huile et à beaucoup dessiner. Le reste fut l’affaire des années.

L’atelier de Michel Rossigneux à Douzens, 2011

Durant les années 1960, j’entrepris une série de voyages qui me tenaient à coeur en Afrique, en Europe, en Amérique du sud mais surtout en Asie Centrale: Iran, Afghanistan, Inde, Cachemire. Ayant peu de moyens, je voyageais immergé dans le pays. Ce fut pour moi une époque heureuse de grande construction intérieure.

Jeune dans une Maison de Thé, Afghanistan, 1967

… Et la sculpture ?

Quand après mon bac, je déclarais que je voulais aller aux Beaux Arts à Paris afin d’y étudier la peinture, je me suis heurté à un refus de ma famille mais comme à l’époque les études d’architecture se faisaient également dans les mêmes écoles nationales des Beaux Arts, j’ai négocié ma présentation au concours d’admission en architecture. Totalement ignare de cet art majeur c’est avec admiration que je le découvrais. Je ne me voyais pourtant pas dans la peau d’un architecte et trois ans plus tard, j’abandonnais l’architecture pour entrer dans un atelier du département  peinture de l’école. J’étais bien sûr sur mon petit nuage mais j’ignorais alors que l’architecture avait laissé en moi sa graine. C’est vers ma trentième année qu’à travers la troisième dimension s’est imposée pour moi la nécessité d’en venir à la sculpture. Durant donc plus de cinquante ans je me suis totalement livré à la sculpture, toujours polychrome, souvenir prolongé de mes premiers amours : la peinture.

As-tu des influences picturales et/ou sculpturales dans le domaine  artistique ?

Des amours j’en ai de nombreux mais des réelles influences assez peu. Sans parler de mes pères Gislebertus et Gauguin je citerai Albert Gleizes, Braque et plus tard Brancusi. D’eux j’appris beaucoup jusqu’au jour où brutalement je fis l’expérience de mon premier envol libéré.

Météo pour la dernière étape, 2011 (extraits)

Ta production se présente souvent en séries distinctes (« Haïkus », « Lisières »…). Lorsque tu commence chacune d’entre elles, quelle est ta première approche ? Comment les oeuvres se mettent-elles en place ?

Depuis en gros les années 1970 je travaille par série en effet. Il ne faut surtout pas y voir un questionnement sur la série, voire la sérialité en art comme à une époque certains plus savants et branchés que moi le firent. C’est tout simplement parce que je me suis rendu compte un jour que je ne pouvais tout dire en une seule oeuvre. La première terminée je sentais à chaque fois que d’autres demandaient à voir le jour. Combien ? Je ne l’ai jamais su à l’avance, ni dans quel ordre. Je sais simplement que la série touche à sa fin quand je m’ennuie sur le travail. Elles sont totalement autonomes au sein de leur série et uniques, simplement reliées entre elles par le même espace de création. Toute véritable oeuvre d’art contient le visible et l’invisible et je ne sais pas au départ où s’arrête celle-ci. En fait, je dirais que la série me permet de « cadastrer » l’espace de mon travail, il ne faut pas y voir autre chose qu’une espèce de classement. Bien sûr que chacune naît d’une précédente, de son épanouissement, mais surtout de son insuffisance.

Dessin à la plume (détail), 1974

Peut-on établir un lien entre tes oeuvres artistiques et l’architecture ?

Un lien sans doute mais essentiellement du au fait que ma sculpture est née de ma fréquentation de l’art architectural. Je pense que très vite mes sculptures et mes peintures ont pris leur itinéraire propre. Je ne pense même pas finalement que l’on puisse parler réellement de liens, disons plutôt de « traces ». Si oui, as-tu là aussi des références ou des influences ? Les projets souvent jamais construits de Boullée, Le Doux, Lequeu… Et ceux qu’on a appelé « les architectes de la la liberté » qui dans l’élan des idées de 1789 dessinèrent sur le papier les bâtiments de leur utopie pour cette nouvelle société dont ils rêvaient. Dans ce sens, je peux citer les « Carceri  de Piranese » et les recherches de Le Corbusier qui a accompagné notre jeunesse. Mais là encore, je ne pense pas que l’on puisse parler de liens ou d’influences, disons plus simplement de rencontres heureuses et admiratives.

Certaines de tes oeuvres font appel à des  figures géométriques sans pour autant être abstraites. Peut-on évoquer l’idée d’une géométrie concrète ? Peux-tu nous en dire plus sur ces éléments « formels » ? 

J’ai toujours été fasciné par la géométrie. Quand j’étais jeune étudiant, j’allais le dimanche matin au Louvre avec un carnet de croquis et j’essayais de trouver les tracés régulateurs dans les oeuvres exposées des David et autres grands classiques. Je me régalais à cela et puis cela correspond à la rigueur ou même à l’austérité qui déjà à l’époque et sans doute plus encore aujourd’hui sont pour moi des besoins permanents. Dans ma jeunesse étudiante, le « Modulor » de Le  Corbusier fut l’un de mes livres de chevet. Ce même Le Corbusier qui écrivait « L’esprit de géométrie est en l’homme comme il est aussi la loi même de la nature ». Quelques fois, souvent le matin dans mon atelier, le silence s’installe en moi sous la forme d’une floraison géométrique intérieure. Alors une confiance obstinée, têtue ne me quitte plus.

Les Jardins de nulle part, les Souterrains… Ton travail revendique-t-il une forme d’utopie ?

Les Jardins de nulle part, les Souterrains font la part belle c’est bien certain à l’utopie. Mais cela n’a rien je crois, d’exceptionnel. Aujourd’hui devenu vieux, plus que jamais, l’utopie me fait avancer sans précipitation, le coeur et les yeux ouverts sur mon rêve. Et je crois même que plus le temps passe plus mes yeux grandissent.

Tu as été enseignant à l’ École Nationale de Nice Villa Arson. Peux-tu nous en dire plus sur cette expérience ? A-t-elle transformé ton regard sur l’oeuvre, influencé ta recherche?

En 1977 quand le Ministère de la Culture m’a demandé si cela m’intéressait d’enseigner, d’abord pendant un an à la Villa d’ Arson, l’école Nationale d’ Art de Nice, avec la possibilité de me présenter en fin d’année au concours pour le poste, je dois dire que j’ai longtemps hésité, n’ayant jamais songé à cette possibilité et m’en pensant totalement incapable. Finalement je fus pris au piège. Cette expérience fut pour moi une immense découverte, une remise en cause quasi totale de ma façon de  travailler. Je compris vite que l’art ne s’ enseigne pas mais qu’une expérience, un vécu pouvaient être sources de connaissances nouvelles, d’ouverture, d’imaginaire pour les jeunes étudiants. Ce fut pour moi un échange permanent constructif entre les portes que j’avais ouvertes et celles qu’eux, plus jeunes, tentaient d’ouvrir. Pas question là de ronronner. J’y suis resté vingt ans, souvent révolté contre l’institution mais toujours fervent.

                                                 La Galipotte, 1974.                                                    Symposium de sculpture de la faisanderie de Sénart, bois d’Iroko et résine.

Que penses-tu de la place de l’art aujourd’hui dans la société ? 

Le capitalisme est aussi dévastateur pour la culture que pour le reste. Chaque année on nous dit « les expositions incontournables de l’été ». Si l’on ne veut pas être considéré comme un débile arriéré, il faut aller voir et consommer Claude Monet ! Les oeuvres sont jugées sur le nombre de visiteurs qu’elles attirent. On en vient même parfois à parler d’« industrie  culturelle ». L’institution fabrique bien vite un autre produit. Personnellement je ne fais partie d’aucune tribu, d’aucune chapelle, je suis libre et ne suis pas nourri au sein de ces revues branchées qui parlent de l’art dont on parle. Cette mondialisation calamiteuse de l’art représente la main mise de l’ Occident sur les différentes cultures dont le monde des hommes foisonne. C’est une forme de néocolonialisme, car elle fonctionne toujours dans le même sens. Le modèle à copier est à Berlin ou à New York jamais à Bamako ou à Oulan-Bator. Les seuls endroits où elle ne sévit pas encore sont des lieux qu’elle pense de peu d’intérêt du point de vue économique ou politique  pour son entreprise de « civilisation ». L’uniformisation galopante des formes et des pratiques artistiques, au delà d’une inconcevable médiocrité c’est le concept même d’art qui est mutilé et menacé.

Quelles ont été les rencontres déterminantes sur ton chemin ?

Bien sûr, Gislebertus d’ Autun et Gauguin, puis Albert Gleize, un ou deux saddhus rencontrés dans l’ Himalaya, sur le sentier de pèlerinage d’ Amarnath en 1967, la venue de mes deux enfants et enfin, plus récente, la tienne. Et d’autres encore…

As-tu un projet non réalisé qui te tient à cœur ?

Je suis entré vivant dans la vieillesse, c’est un grand cadeau et tout ce qui est devant moi sur mon chemin m’attend. Il est trop tôt pour te répondre.

Pourrais-tu nous dire quelques mots de tes dernières oeuvres ?

Après plus de cinquante ans de sculpture, j’ai éprouvé le besoin de fermer la boucle en revenant à la peinture, mon premier amour. Tout ce que je fais désormais rentre dans un tout, dans une suite : « Météo pour le dernière étape ». çà n’est pas une série mais plutôt une façon de « cadastrer », là encore l’espace qui me reste à vivre et à oeuvrer. Comme les bulletins météo toutes sont et seront sans doute différentes mais toutes orientées vers le point de fuite sur la ligne d’horizon menant aux lointains de la mort. Le sens de l’espace, du nombre et de la pesanteur qui est le propre de tout sculpteur se retrouve naturellement dans ma peinture. Je le sais et je ne le renie pas. Je fais de la peinture de sculpteur et là encore, je boucle la boucle.

As-tu toi aussi un « hobbie » ?
Je n’ai pas de « hobbie », mais durant les centaines de millions d’années avant ma naissance je n’ai pas vu le temps passer alors j’espère simplement qu’il en sera de même durant les centaines de milliers d’années après ma mort.

Douzens (Aude), le 16 juin 2011. Propos recueillis par Anne Paulet

* L’inscription Gislebertus Hoc Fecit gravée sous les pieds du Christ au bas de la mandorle signifie « Gislebertus a fait cela ».

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4 réflexions au sujet de « Entretien avec Michel Rossigneux »

  1. J’ai eu l’immense privilège de rencontrer Michel Rossigneux, dans l’un de ces hasard de la vie qu’on a envie d’appeler « cadeau de la vie », j’ai gardé le souvenir de son travail comme on garde une poésie qui vous enveloppe: l’évidence des yeux de l’enfance, la force de vivre, la peine de mort, et entre les deux…..un coeur qui bat, qui bat,…
    Et à ses côtés une petite fée, poète elle aussi, tisse d’autres chemins de rêve, ils cohabitent avec l’oeuvre de Michel Rossigneux, le tout est un atelier fantastique quelque chose qui m’a rendu des rêves…merci

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